Tandis que les voitures parcourent la rue sans le moindre regard pour les immeubles les entourant, une jeune femme regarde, rêvasse, appuyée nonchalamment sur la fenêtre. Tandis que le soir décline et que la ville se prépare à se coucher, elle reste là, sa tasse à moitié vide de café froid à la main, ressassant ses souvenirs. Pourquoi ce jour précis pour penser à tout ça ? Parce que ce soir, pour la énième fois, son petit ami l'a quittée et que c'est triste, voilà. Elle n'est pas heureuse mais elle ne changerait sa vie pour rien au monde. Pourquoi ?

Tout a commencé il y a vingt-six ans... lorsque sa mère, Rose Runfield, l'a mise au monde. Elle vivait déjà avec son mari, George, et sa fille Millie lorsque, le 26 mai 1986, la famille s'agrandit.
C'était un lundi, et Monsieur Runfield était donc parti travailler comme tous les autres lundis. Bien sûr, ce lundi n'était pas comme les autres... Du moins, pour la famille. Millie avait sept ans et jouait dans sa chambre. Il était dix heures du matin...

Un cri perçant déchira la tranquillité de la maison, faisant sursauter la jeune Millie. Fronçant les sourcils, celle-ci quitta ses jouets pour partir à la rencontre du cri. Elle avait reconnu la voix, bien sûr. C'était sa maman qui avait troubler ses jeux. Pourquoi ?
Elle arriva bientôt dans la chambre de ses parents. Allongée sur son lit, Rose Runfield ouvraient des yeux horrifiés.

«Millie, le bébé...»

Le bébé, Pia Emmeline Runfield, bouclettes chocolat et yeux noirs, avait grandi entourée d'une famille aimante, modeste. Un vrai petit bonheur à quatre qui semblait ne jamais finir. Bien sûr, il y avait des disputes, des colères, des crises... Mais tout cela était passager, rien que passager, telle une ombre éphémère fuyant le moindre rayon de soleil. Et pour casser cette routine bienheureuse, un nouvel évènement joyeux intervint : la naissance d'Arabelle, la troisième et dernière fille de la famille Runfield. Cette fois-ci, et compte tenu de l'évolution de la médecine, ils étaient mieux préparés et Madame accoucha comme ce fut de plus en plus courant, à l'hôpital. Pia était alors âgée de cinq ans et son aînée de douze.

«Papa, c'est quand qu'on arrive ?
-Bientôt, Pia, bientôt.
-Mais moi je veux voir Arabelle tout de suiite-euh !
-On peut pas, t'as pas compris ?, répliqua Millie.»

Elle lança un regard de braise à sa cadette, exprimant du mieux qu'elle pouvait son agacement. Depuis la naissance de Pia, Millie avait eu l'impression d'avoir été reléguée au second plan, alors qu'elle avait bien aidé sa maman à accoucher. La venue au monde d'une troisième fille, sa deuxième petite sœur n'était pas trop pour lui plaire : cela ferait une autre brailleuse qui l'embêterait, et une de plus à garder les soirs où ses parents n'étaient pas là.
Pour Pia, en revanche, c'était une nouvelle excitante, quelque chose qu'elle attendait avec impatience -autant que le jour de Noël- sans pour autant comprendre bien ce que cela signifiait.

A cinq, cela devenait un peu plus compliqué, mais la famille resta tout de même assez unie. Les filles évoluaient chacune à leur vitesse, de leur côté, se chamaillant parfois, mais sans plus. C'était une vie presque parfaite, sans trop d'argent mais avec un minimum, une famille soudée au cœur léger. Malheureusement, sept ans plus tard, un drame mit fin à leur bonheur. L'amour des parents, que tout le monde croyait éternel, se mit à s'effriter pour, petit à petit, se détruire. Cela alla même jusqu'à ce que le père de famille prenne une maîtresse... et que sa femme l'aperçoive. Elle demanda aussitôt le divorce et obtint la garde des enfants.

Mademoiselle Baxter, de son nom de jeune fille, tenait dans sa main gauche sa fillette de sept ans. A sa droite marchait Pia, douze ans, et un peu en retrait, Millie, dix-neuf ans. Toutes les quatre regardaient droit devant elles, fières, avançant vers une nouvelle vie qu'elles espéraient meilleure. Sans trop savoir dans quelle bateau elles avaient embarqué, elles le faisaient la tête haute, même si le voyage risquait d'être difficile.

Et difficile était un faible mot pour décrire leur nouvelle vie. Rose Baxter n'était pas habituée à travailler pour ramener de l'argent à la maison et peu étaient dans le même cas qu'elle. Les quatre Baxter étaient donc obligées de vivre pauvrement, dans un appartement dans la ville, à dormir à trois dans la même chambre et la mère sur le sofa. Une chose que sa famille et ses proches n'acceptaient pas tellement, question d'éducation.
Comment pouvaient-elles faire pour s'en sortir ? La solution, limpide, leur apparut un soir de juin. Pia revenait du lycée à pied, bonne élève, discrète et sérieuse, lorsque sa mère lui fit part de sa décision.

« Pia, ma chérie ! J'ai une nouvelle à t'annoncer : je vais me remarier !!
- Quoi ??
-Ne t'inquiètes pas, Arnold est quelqu'un de bien, pas comme ton père... Je ne répèterai pas la même erreur deux fois. C'est le bon, j'en suis sûre.
-Mais maman...
-Tout va bien se passer.»

Elle était forcée de la croire, forcée de voir comme une note d'espoir ce nouveau venu combiné au rose des joues de sa maman. Elle retrouvait le sourire, c'était là le principal, non ? Encore une fois, Pia était obligée de suivre, sans savoir où cette autre aventure allait la mener...

Le mariage de Rose Baxter et d'Arnold Tempel eut lieu presque au même moment que celui de... Millie Runfield et d'Allan Peterson. En effet, la fille aînée avait maintenant vingt-deux ans et avait trouvé, elle aussi, le bon. C'est dans cette joie partagée que les deux dernières grandirent encore.
Quand fut venu l'âge pour Pia d'étudier, les temps avaient un peu changé et il n'était plus étrange de ne pas être mariée lorsqu'on avait une vingtaine d'années. Elle étudia bien tranquillement et avec sérieux l'histoire et la géographie, des matières qui l'avaient toujours passionnée. Après avoir obtenu son diplôme, elle erra de petit ami en petit ami, de poste en poste, pour finalement s'installer à Chicago. Elle est aujourd'hui professeur d'histoire-géographie et rend de temps en temps visite à ses sœurs et sa mère. Elle n'a plus eu de contact avec son père depuis très longtemps mais discute poliment avec son beau-père.
Cependant, elle n'arrive toujours pas à avoir de relation amoureuse stable.

Pia était allongée sous sa couette, bien au chaud. La fatigue alourdissait ses paupières, qui allaient bientôt se fermer sur ses yeux noirs. Mais un bruit la fit sursauter : quelqu'un avait toqué à la porte. Qui pouvait donc venir la déranger à une heure pareille ? Interloquée, elle se leva difficilement de son lit et marcha pieds nus jusqu'à la porte d'entrée. Elle l'ouvrit, pour découvrir Zach, son petit ami du moment. Malgré la fatigue, elle retrouva le sourire et ses yeux se rouvrirent, scrutant les rides prématurées, signe de problème chez Zach.

«Quelque chose ne va pas ?
-Je... Pia, je suis venu te dire que... je te quitte. Désolé. C'est fini entre nous.»

Il repartit comme il était venu, laissant derrière lui les larmes douces couler sur les joues de Pia, trop étonnée pour comprendre tout à fait.

Ses souvenirs remémorés, elle se lève, ferme la fenêtre d'un coup sec et pose sa tasse dans l'évier. Modeste professeur alors qu'elle aurait voulu devenir archéologue, étant gamine, elle pose un dernier regard à la ville illuminée et part se coucher. Oui, définitivement, sa vie n'était peut-être pas parfaite sur tous les bords mais c'était sa vie et elle n'en changerait pour rien au monde.